Le jardin des supplices
Connu pour ses sympathie anarchistes, Octave Mirbeau est un écrivain engagé. Il a combattu l’antisémitisme, le nationalisme, le colonialisme, toutes les formes de domination qui asservissent l’individu. Autant de sujet d’indignation, matière de son œuvre romanesque, qui intéressent notre temps et nous incitent à le redécouvrir.
« Octave Mirbeau, c’est l’impétuosité ! Au bord de l’eau torrentielle, il ne perd pas le temps à chercher le gué, il se précipite en criant de joie au danger, va se noyer, surnage, aborde et se dresse en un hourra de triomphe, qui défie d’autres torrents ! Tel il nous apparaît en ces violents romans, pleins d’un tumulte d’âmes effrénées […] » C’est ainsi qu’en 1900, Catulle Mendès, son confrère, tente de caractériser l’auteur du Journal d’une femme de chambre.
Après des débuts prometteurs comme romancier dans les années 1880, Mirbeau a traversé une grave crise de confiance dans sa vocation d’écrivain. La découverte de Tolstoï et de Dostoïevski, qui l’a bouleversé, l’a dégoûté des formules usées du roman français de l’époque, qu’il soit naturaliste ou a fortiori psychologique, sentimental, idéaliste. Se détournant de la littérature après la parution de Sébastien Roch (1890), Mirbeau s’est alors consacré à ses activités de journaliste de combat, dont se sont affirmées les convictions libertaires.
Huit ans plus tard, lorsqu’il revient au roman avec Le Jardin des supplices, il invente une forme romanesque qui rompt avec les conventions de la cohérence narrative et de la vraisemblance. Renouant avec la tradition ancienne de la ménippée, son nouveau roman est un assemblage de morceaux disparates, dans lequel la stylisation du réel dévoile, par-delà les apparences, ses aspects grotesques ou monstrueux. Mirbeau, dont le récit adopte un mode énonciatif associant, en un équilibre instable, le comique et le sérieux, a enfin trouvé le mode satirique qui va désormais faire de ses romans l’expression de son engagement passionné dans les luttes de son temps.
Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre sont des allégories qui, en pleine Affaire Dreyfus, renvoient à la France antidreyfusarde sa propre image hallucinée, sous un jour crépusculaire. Quelques années plus tard, La 628-E8, parodie de récit de voyage en automobile à travers l’Europe du Nord, est l’occasion de violentes charges contre le colonialisme belge, le militarisme, le nationalisme barrésien, la germanophobie. En 1913, enfin, Dingo, pseudo-récit de formation où un chien refait paradoxalement l’éducation de son maître, est une satire féroce de la France radicale.
Ces quatre romans montrent combien Mirbeau mérite d’être considéré comme le rénovateur du roman satirique dans la postérité de Ménippe, le philosophe cynique : s’il « a étanché sur le monde moderne, sa dérision et son dégoût », à la manière d’une « onde intarissable », comme l’a dit Laurent Tailhade, il ne faut pas oublier, nous rappelle Zola, qu’il fut toujours ce « justicier » compatissant, qui avait « donné son cœur aux misérables ».
Octave Mirbeau
Pierre GLAUDES, professeur de littérature française à Sorbonne Université, consacre ses travaux aux romanciers et essayistes du XIXe siècle. En 2012, il a procuré une édition du Journal d’une femme de chambre au Livre de Poche. Il a aussi dirigé deux collectifs sur l’auteur de ce roman : Octave Mirbeau romancier, dramaturge et critique (revue Littératures, n° 64, 2011) et Les Paradoxes d’Octave Mirbeau (Garnier, 2018).