Entre l’éternité, l’océan et la nuit
La correspondance de Napoléon Ier est le monument de papier de l’Empereur. Il se livre politiquement et intimement, jour après jour, suscitant plus que nulle part ailleurs le mystère de son existence et de son époque. Le général et chef d’État y côtoie l’écrivain pour le plus grand bonheur des amoureux d’histoire et des lettres.
La correspondance de Napoléon Ier est une mine d’or pour qui veut percer l’énigme Napoléon. Il faut dire que ce dernier est prodigue en lettres. La récente édition de la correspondance, pilotée par la Fondation Napoléon, lui en attribue plus de 40 000. Aujourd’hui, mieux que jamais auparavant, on est en mesure de savoir qui fut Napoléon, dans son intimité comme dans son activité politique. Sa correspondance demeure l’outil le plus précieux pour restituer ce que son parcours, sa conduite, ses idées et ses émotions ont eu de singulier, ou de commun aux autres hommes. Chacun jugera sur la base de son autobiographie épistolaire. Ce recueil retrace la vie entière de Napoléon, de sa première lettre connue, en 1784, à son testament de 1821. En tout, ce sont plus de 850 lettres choisies et ordonnées de manière chronologique. Le volume confronte sans interruption le mythe napoléonien à la réalité de son existence tourmentée, en lutte perpétuelle avec les princes étrangers, ses ministres, ses généraux, ses épouses et parfois lui-même. L’image de Napoléon, bourreau de travail, pour qui « le vrai courage, c’est celui de trois heures du matin », n’est pas usurpée. Nous le comprenons ici. Depuis Louis XIV, on n’avait vu une telle implication dans les affaires de l’État. Pourtant, dans ce domaine, l’Empereur-Soleil a de loin dépassé le Roi-Soleil. Il était par conséquent crucial de montrer aussi bien la correspondance avec les grandes figures du pouvoir et les souverains d’Europe, que celle avec des destinataires plus modestes, comme son bibliothécaire ou le parent d’un soldat mort au combat pour lui présenter ses condoléances. Dans ses lettres, de son ascension fulgurante à la fin de son règne, Napoléon ne peut cacher ses multiples visages, ses gloires et ses peines. La France de 1796 à 1815 est certainement pleine de Napoléon, mais cette anthologie permet aussi de retracer les grands drames et enjeux de la période, les trajectoires plus ou moins héroïques des destinataires de ses lettres. Ce livre, certes focalisé sur Napoléon, propose une galerie de portraits des grands de l’Empire. On y croise Talleyrand, Fouché, Cambacérès,
Murat, Lannes, Bernadotte, Ney, ses frères, ses sœurs, sa mère, Joséphine, Marie-Louise, figures romanesques elles-aussi, et nombre d’autres, parmi les têtes couronnées de l’Europe. Thierry Lentz, pour qualifier les Mémoires de Napoléon sur la campagne d’Italie, parle de « chevauchée sur table ». Cette expression illustre aussi la correspondance d’une vie : une longue, brillante et coûteuse chevauchée, quand la parole avait valeur d’action. Militaire et littéraire chevauchée, où le général qui ceint l’épée est le même homme qui tient la plume. « Le soleil d’Austerlitz » est une expression sortie du cerveau de l’empereur qui a vu ce même soleil, et a presque été en mesure de le toucher un moment. Le soir de la bataille, il dicte ce qu’il a vu et senti le matin d’Austerlitz : « Le jour parut enfin. Le soleil se leva radieux, et cet anniversaire du couronnement de l’Empereur, où allait se passer un des plus beaux faits d’armes du siècle, fut une des plus belles journées de l’automne. » Napoléon est un écrivain né. C’est pourquoi en même temps que ses lettres sont proposés ici de nombreux bulletins de la Grande Armée ainsi que nombre des proclamations et adresses aux Français de sa plume.
Cette Correspondance est le témoignage de ce que Chateaubriand admirait chez son illustre rival : « le souffle de vie le plus puissant qui jamais anima l’argile humaine ». Napoléon est le premier auteur de sa légende, le compositeur inégalé de sa propre symphonie héroïque, dont la correspondance est la partition, et chacune des lettres, une note de musique. Il n’est que de l’écouter pour le comprendre.
Loris Chavanette
Loris CHAVANETTE, historien de la Révolution française, est l’auteur de Quatre-vingt-quinze. La Terreur en procès (CNRS Éditions, 2017). En 2015, il a publié chez Gallimard Waterloo. Acteurs, historiens, écrivains.Patrice Gueniffrey
Patrice GUENIFFREY est directeur d’études à l’EHESS et spécialiste réputé de Napoléon auquel il a consacré plusieurs ouvrages, dont Le Dix-huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française (Gallimard, 2008) et une biographie intitulée Bonaparte (Gallimard, 2013), primée par le Grand Prix Gobert de l’Académie française.