L’utopie ou la mémoire du futur
Quand au début du XVIe siècle Thomas More écrit son «Utopia», pour la première fois la promesse d’une société parfaite descend sur terre. Et quand en 1917 Lénine conduit la révolution soviétique, c’est au nom de la réalisation d’un système exemplaire qu’il légitime le sacrifice et la terreur. De l’un à l’autre, Yolène Dilas-Rocherieux montre comment l’utopie, écho de quatre siècles de pensée et de bouleversements politiques en Occident, a nourri la doctrine communiste et a été utilisée par les révolutionnaires bolcheviques.En décrivant Utopie, sa cité fictive, dans les moindres détails comme l’envers parfait de la société réelle, un monde débarrassé de l’injustice et du mal, Thomas More lègue un outil de critique sociale incomparable. Jusqu’au XVIIIe siècle, sa méthode fut cent fois reprise, la fantaisie littéraire aidant. La Révolution française a poussé un Babeuf en France, ou un Fichte en Allemagne, à rapprocher l’imaginé de la réalité, et même à déclarer nécessaires, les contenus de projets comme la «Société des égaux» ou «l’État commercial fermé».Avec le XIXe siècle et la montée des idées socialistes et communistes, entrèrent en concurrence les propositions communautaires de Robert Owen, la République industrielle de Saint-Simon, le Phalanstère de Charles Fourier, le Familistère d’André Godin et la Démocratie mutualiste et fédéraliste de Pierre-Joseph Proudhon. Toutes solutions que Marx condamna pour non-scientificité mais qui rendirent envisageables des idées essentielles au communisme. Ouverte aux mutations, l’utopie a su, jusqu’à nos jours, épouser dogmes et fantasmes, depuis le capitalisme d’État d’Edward Bellamy, jusqu’au communisme rural de William Morris en passant par les utopies anarchistes avec Sébastien Faure ou Pierre Kropotkine, pacifistes avec André Maurois et même écologistes avec Georges Girardin.Certains utopistes, tels Victor Considerant ou Étienne Cabet, ont tenté de réaliser leur cité de nulle part. Leur échec a montré toute la difficulté de l’homme à s’organiser au profit de la collectivité. Mais l’utopie s’est révélée un instrument particulièrement efficace pour mobiliser l’engagement extrême d’un peuple tout en nourrissant son attente. Lénine ou Staline surent utiliser l’espérance alimentée par l’utopie. On sait ce qu’il en est advenu. Si l’utopie se révèle dangereuse quand elle se cristallise autour d’un principe immuable, la richesse individuelle comme mal suprême, il faut souligner sa richesse critique et inventive : aucun essai ne l’égale pour agencer le discours critique, les savoirs et la suggestion.
Yoléne Dilas-Rocherieux
Yolène Dilas-Rocherieux est maître de conférences en sociologie politique à l'université Paris-X Nanterre. Depuis longtemps spécialiste du communisme et des utopies, elle y a consacré de nombreux articles.