Une très très vilaine chose
Une femme jeune, mariée, mère de deux enfants, a disparu. Il semble que ce soit définitif. Un jour on a entendu des gens qui disaient en parlant d’elle : « Elle a fait une très, très vilaine chose. » Depuis, la vie de ses proches, déchirés par cette disparition, continue dans une obsession en creux, muette, tragique, qui les a tous transformés: ses vieux parents, son mari, ainsi que ses enfants Anna et Antonin.
Jamais son mari ne parle d’elle. Ses enfants non plus. Ils ne communiquent plus avec leur père. Leur grand-mère maternelle subsiste dans le malheur. Elle a un fils célibataire, macho, grande gueule et une autre fille, pas mariée, compliquée. Sous aucun prétexte, ils n’évoquent leur soeur… Seule l’absente est présente, comme une chape de plomb.
Une veille de Noël, sur une aire d’autoroute, le père et les deux enfants croient reconnaître la jeune femme de dos, avant qu’elle ne disparaisse. Anna prend le volant pour repartir et soudain bifurque vers une petite ville où, du temps de sa mère, ils s’arrêtaient toujours pour boire quelque chose. Ils entrent dans la salle du café où ils avaient leurs habitudes. La femme qui marchait sur l’aire d’autoroute est là, seule. Elle se retourne : ce n’est pas elle. Le père et les deux enfants s’assoient, sonnés par leur illusion, autour d’une table. Et là, d’un coup, pour la première fois depuis leur malheur, ils parlent d’elle, la disparue. Ils n’iront pas fêter Noël en famille. Ils resteront ensemble dans un petit hôtel pour le réveillon. Ils parleront d’elle encore et encore, et retrouveront la chaleur, la tendresse, tout ce qu’elle avait emporté dix ans plus tôt.
Éric Pessan
Éric Pessan a publié trois romans. Il dirige une revue littéraire et écrit des pièces pour France-Culture. Il habite près de Nantes.