La puissance et la gloire
Les trois premiers romans de ce volume – les plus grands, les plus achevés de l’oeuvre de Greene – s’articulent tous autour des mêmes problèmes de Dieu, de la Grâce et du Salut. Seulement Greene est un transfuge du protestantisme, et le regard qu’il promène sur l’univers du catholicisme peut, entre deux éblouissements, se montrer d’une impitoyable acuité. Il sait, comme elles le savent depuis que Valéry leur a assené cette révélation, que les civilisations sont mortelles et le christianisme n’échappe pas à la dure loi commune. Ceux du camp des saints et des martyrs, les défenseurs de la foi et les délégués du Christ ne sont plus chez Greene des conquérants sûrs d’eux et de leurs armes : ils ont laissé les étendards au vestiaire et les ors et la pourpre. C’est sous les plus humbles déguisements parfois qu’ils exercent leur ministère, comme le prêtre sans nom de La Puissance et la Gloire ; quand ce n’est pas, comme pour le major Scobie, sous la défroque d’un policier de Sa Majesté britannique, qui s’incarne le plus pur esprit chrétien, celui qui va jusqu’au bout des choses, jusqu’au Fond du problème ; ou parfois c’est à une femme, frêle et faible au point de devenir poitrinaire à force de fréquenter les églises londoniennes, de montrer l’exemple de ce qu’est une véritable Élue de Dieu, comme la Sarah de La Fin d’une liaison. Dans la vision qu’a Greene de l’Église, les héros aussi sont fatigués. Le temps des Croisades est bien fini : plus de saint Michel dans les nonciatures. Notre Agent à La Havane fait en revanche partie de ce qu’il est convenu d’appeler dans l’oeuvre de Greene les romans de divertissement. Qualification dont l’auteur lui-même se fait complice avec ce détachement si britannique qui veut qu’un vrai gentleman ne parle jamais gravement de choses sérieuses comme la condition humaine. De Notre Agent à La Havanne, Greene dit tout net que c’est un conte de fées moderne ; et que peut-on en effet imaginer de plus ébouriffant que l’aventure de Mr. Wormold, honorable citoyen britannique et marchand d’aspirateurs qu’un authentique agent secret va recruter au service de Sa Majesté sur sa seule bonne mine ? Il y a là une extraordinaire théologie de la galéjade qui enrobe pourtant une réflexion sans concession sur la responsabilité en chaîne. Dans le cadre rigoureux d’un roman policier, Un Américain bien tranquille décrit l’ineptie des réformateurs professionnels et l’outrecuidance des États-Unis incapables de comprendre les drames d’un monde adulte ; et surtout il pose le problème de ces bonnes intentions dont les Américains ont l’art à travers le monde de paver tant d’enfers. Avec Le Facteur humain, Greene se souvient qu’il a travaillé quelque temps pendant la guerre dans l’Intelligence Service et il en profite pour bâtir un superbe roman d’espionnage. Mais l’histoire de ce petit fonctionnaire méticuleux de renseignement est en même temps une formidable interrogation sur ce que peut faire la raison d’État devant le grain de sable qu’est souvent l’attitude d’un individu.
Graham Greene
François Gallix, professeur émérite de littérature anglaise à l'université Paris IV-Sorbonne et fellow à l'université d'Austin (Texas), a préfacé ce volume. Il également établi l'édition du second volume de Greene, intitulé La Chaise vide, que la collection "Bouquins" publie parallèlement en cette année anniversaire.