L’Autre Fille
Yvetot, un dimanche d’août 1950. Annie a dix ans, elle joue dehors, au soleil, sur le chemin caillouteux de la rue de l’École. Sa mère sort de l’épicerie pour discuter avec une cliente, à quelques mètres d’elle. La conversation des deux femmes est parfaitement audible et les bribes d’une confidence inouïe se gravent à jamais dans la mémoire d’Annie. Avant sa naissance, ses parents avaient eu une autre fille. Elle est morte à l’âge de six ans de la diphtérie. Plus jamais Annie n’entendra un mot de la bouche de ses parents sur cette soeur inconnue. Elle ne leur posera jamais non plus une seule question.
Mais même le silence contribue à forger un récit qui donne des contours à cette petite fille morte. Car forcément, elle joue un rôle dans l’identité de l’auteur. Les quelques mots, terribles, prononcés par la mère ; des photographies, une tombe, des objets, des murmures, un livret de famille : ainsi se construit, dans le réel et dans l’imaginaire, la fiction de cette « aînée » pour celle à qui l’on ne dit rien. Reste à savoir si la seconde fille, Annie, est autorisée à devenir ce qu’elle devient par la mort de la première. Le premier trio familial n’a disparu que pour se reformer à l’identique, l’histoire et les enfances se répètent de manière saisissante, mais une distance infranchissable sépare ces deux filles. C’est en évaluant très exactement cette distance que l’auteur trouve le sens du mystère qui lui a été confié un dimanche de ses dix ans.
Annie Ernaux
Depuis Les Armoires vides (1974) jusqu'aux Années (2008), en une quinzaine de livres, Annie Ernaux est devenue l'un de nos meilleurs écrivains. La recherche formelle dont témoignent ses textes, par la voie d'une méthode sans cesse inédite et repensée, a définitivement bouleversé le champ de l'écriture autobiographique. Fille unique d'un couple d'ouvriers devenus commerçants, elle passe son enfance à Yvetot, dans l'épicerie-café que tiennent ses parents, avant de faire ses études à Rouen et de devenir institutrice, puis agrégée de lettres.
C'est tout particulièrement sa jeunesse en Normandie qui lui fournit le sujet ou le cadre de ses textes (La Place, La Honte, Ce qu'ils disent ou rien, L'Événement, Les Années). À la suite de Nathalie Sarraute (Enfance), Michel Leiris (L'Âge d'homme) ou Georges Perec (W ou le Souvenir d'enfance), elle révèle la trame du récit et la fiction intrinsèques au matériel autobiographique.
Le milieu ouvrier et paysan dont elle est issue l'a souvent conduite à un travail linguistique et culturel qui tient de l'anthropologie, mais la fluidité de son style et les sujets qu'elle aborde (le rapport au père, à la mère, au corps, la passion amoureuse) ne l'ont jamais privée d'un lectorat très large.
Comme tous les grands écrivains, Annie Ernaux a donc réussi à imposer une écriture d'une exigence infaillible sans jamais cesser d'être populaire.